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La "double inclusion du féminin": une perspective sartrienne de l'amitié
di Deise Quintiliano
© TUTTI I DIRITTI RISERVATI
(Université de l'Etat de Rio de Janeiro).
Références bibliographiques
L'orientation politique et socio-philosophique des études de l'amitié est historiquement récente. On observe un renouveau de l'intérêt pour cette problématique surtout à partir des années 70. Dans le texte Amizade e estética da existência em Foucault, Francisco Ortega (1999, p. 12) définit l'amitié comme:
Une invitation, un appel à l'expérimentation de nouvelles formes de vie et de communauté. La réhabiliter signifie introduire du mouvement et de la fantaisie dans les inflexibles rapports sociaux. C'est établir une tentative de penser et repenser les formes de rapport existantes dans notre société, qui sont peu nombreuses et simplifiées.
Le discrédit de l'amitié en tant qu'objet d'analyse, d'après Ortega (1999, p. 155), tire peut-être son origine du fait que cette problématique est erronément considérée un sujet privé, par opposition aux éléments prétendument plus " solides " de description de la société, comme le domaine, la famille, l'institution, etc.
Quelques éléments constants renvoient à un canon dans les études de l'amitié - l'adhésion aux idées de famille, de fraternité, d'égalité, de symétrie, d'équivalence, de proportionnalité - la confrérie. Tous ces éléments se reportent à une proposition d'amitié institutionnalisée, " horizontalisée ", ne permettant pas l'ouverture de nouvelles possibilités de réflexion. Il s'agit d'un modèle de la philia-amicitia, provenant de l'antiquité, dans lequel prédomine un vaste système de coercitions, d'hiérarchies, de tâches et d'obligations.
Dans les dernières années, plusieurs essais de repenser ce code canonique de l'amitié se sont présentés, surtout à travers les efforts analytiques faits par Foucault, Bataille, Blanchot, Arendt et Derrida. Comme l'affirme Ortega (1999, p. 27), parler de l'amitié c'est parler de multiplicité, d'intensité, d'expérimentation, de " déterritorialisation ", pour employer le mot de Deleuze. C'est offrir une alternative aux formes traditionnelles et usées des rapports sociaux, telles que la famille et le mariage.
Les premières tentatives d'établissement d'un principe de rupture dans les études de l'amitié ont été entamées par Kant. Les valeurs de proximité, présence, réunion, fraternité communautaire, typiquement représentatifs des présupposés classiques de la philia, sont également remis en question par le philosophe allemand. Dans cette voie, Kant déstabilise la tranquillité confortable et apparente, sous-jacente au concept de la tendresse - la teneritas amicitiae.
Toutefois, la fracture la plus radicale du code canonique de l'amitié est opérée par Nietzsche, par le truchement d'une dérision de la sentence latine " O mes amis, il n'y a nul amy ", attribuée à Aristote, par Diogène Laërce. Ce renversement peut être observé dans Humain trop humain, au moment où Nietzsche (1) opère la transmutation du " sage mourant " en fou vivant :
Peut-être alors l'heure de joie viendra-t-elle un jour elle aussi où chacun dira :
" Amis, il n'y a point d'amis! " s'écriait le sage mourant;
" Ennemis, il n'y a point d'ennemi! " s'écrie le fou vivant que je suis.
La " bonne amitié ", pour Nietzsche, suppose la disproportion et exige la rupture de la réciprocité ou de l'égalité classique, en produisant une interruption de toute confusion d'identité entre " toi " et " moi ".
La bonne amitié prend naissance quand on estime beaucoup l'autre, disons plus que soi-même, quand on l'aime, aussi, mais pas autant que soi, et enfin quand on sait, pour rendre l'échange plus aisé, y ajouter une teinte, un fin duvet d'intimité, tout en s'abstenant avec sagesse de l'intimité réelle et véritable, de la confusion du toi et du moi . (2)
Dans ce sens, la distance et l'intervalle existants entre les amis définiraient les éléments susceptibles de mesurer les liens qui les rattachent, déterminant, par ailleurs, le genre de rapport qui s'y trouve impliqué. Cette perspective annonce également une désagrégation insérée dans le cadre d'une compréhension ordinaire de l'amitié.
Quoique toute l'œuvre de Derrida représente, directement ou indirectement, une forte contestation des stratégies logocentriques de la tradition métaphysique qui renvoie à un Logos absolu, où résident la Vérité, le Sens, ce n'est que dans les dernières années qu'on voit des questions telles que justice, xénophobie, nationalisme, fraternité, amitié, responsabilité occuper le foyer des réflexions de ce philosophe (3).
En lignes générales, l'investigation derridienne de l'amitié consiste en une tentative de démasquer les discours philosophiques de " l'amitié " en tant que des fictions " phalogocentriques " de la fraternité. Comme le reconnaît Ortega (2000, p. 85), la déconstruction proposée par Derrida annonce de quelle manière les apories existantes dans les discours sur l'amitié sont naturalisées comme des " fictions fraternelles " qui doivent être incessamment remises en question.
En effet, dans son étude consacrée à " l'amitié ", compilée à partir des séminaires présentés le long de l'année académique de 1988-89, sous le titre Politiques de l'amitié (Derrida, 1994), Derrida prêche une politique effective de l'amitié par-delà la réciprocité ou l'identité, position qui serait d'ailleurs ratifiée dans une interview postérieure (4).
Dans cet ouvrage, Derrida souligne que derrière la familiarité égalitaire, en vigueur dans les discours sur l'amitié, qui ont explicitement associé " l'ami-frère " à la vertu, à la justice, à la raison morale et à la raison politique, s'insinuent les présupposés d'éloignement, d'étrangement, de différence et d'altérité.
Pourquoi l'ami serait-il comme un frère ? Rêvons d'une amitié qui se porte au-delà de cette proximité du double congénère. Au-delà de la parenté, la plus naturelle comme la moins naturelle; quand elle laisse sa signature, dès l'origine sur le nom comme sur le double miroir d'un tel couple. Demandons-nous ce que serait alors la politique d'un tel " au-delà du principe de fraternité " (Derrida, 1994, p. 12).
Reconnaître dans l'exercice de l'amitié les prémisses de distance, d'inaccessibilité, de non-réciprocité, de différence n'établit pas tout simplement une scission radicale de la pensée derridienne d'avec la conception classique de la philia. Ce mouvement amorcé par Derrida désarticule les liaisons tacitement acceptées entre " amitié " et " fraternité ", nous permettant d'envisager l'ouverture d'un espace pour une nouvelle conception d'amitié, par-delà la réciprocité et l'égalité, la fraternité ou la fraternisation - réductions qui condamnent l'homme à l'anéantissement donné par l'homogénéisation.
Malgré l'apparence, la proposition derridienne ne suppose pas une protestation, ni n'indique non plus un refus absolu de l'idée de " frère " ou de la notion de " fraternité ", puisque pour le philosophe " médire " et " maudire " appartiennent au cœur de l'histoire des frères. Ce que Derrida fait, c'est poser incessamment les questions : " qu'est-ce que signifie le mot frère ? ", " Quel rapport de forces est impliqué lorsqu'on nomme quelqu'un frère ? " Le philosophe nous invite, de la sorte, à dépasser le modèle taxinomique et dichotomique instauré par la tradition des études de l'amitié, en nous proposant de repenser les possibilités de réversion entre les catégories d'ami/ennemi, de vrai/faux, de bienveillance/malveillance, car toutes ces catégories s'articulent dans le noyau de la fraternité.
Dans Politiques de l'amitié (Derrida, 1994, p. 312), Derrida démontre comment les grands discours éthiques, politiques et philosophiques sur l'amitié ont opéré une " double exclusion " du féminin - exclusion de l'amitié entre les femmes et exclusion de l'amitié entre un homme et une femme. Aux hommes seraient réservés les espaces publics et politiques, tandis qu'aux femmes seraient assignés les espaces domestiques et privés. Pour ce qui est de cette exclusion, depuis les grecs jusqu'à Nietzsche, passant par Hegel et Michelet, on vérifie le maintien de cette tradition.
Le renversement le plus significatif de la conception classique de l'amitié a été, peut-être, proposé par Nietzsche. Cependant, dans le chapitre " De l'ami ", du Zarathoustra, le philosophe affirme trois fois : " la femme encore n'est capable d'amitié " (Nietzsche, 1971, p.70). La provocation nietzschéenne, comparant les femmes à des animaux - des chattes, des oiseaux et au mieux des vaches - démontre que par son excès d'humanité et de générosité, la femme est incapable de développer le précepte majeur de l'amitié : celui qui commande d'aimer son ami " lointain " ou " étranger " davantage que son ami proche.
Dans cette voie, la lecture de Didier Moulinier apporte des lumières à cette interprétation, lorsqu'il affirme :
Or Nietzsche, malgré les apparences, ne renchérit pas sur cette exclusion, bien au contraire. Nietzsche ne dit pas qu'on ne saurait être l'ami des femmes ; n'ayant que trop tendance à les aimer, il prétend qu'elles ne sont pas de vraies amies car incapables de voir en nous des ennemis. […] Faisons donc des femmes nos ennemies, nous leur devons bien ce respect (Moulinier, 2000, p. 78).
La troisième sentence du passage référé du Zarathoustra cautionne l'interprétation de Moulinier :
" La femme encore n'est capable d'amitié. Mais, dites-moi, vous autres hommes, capable d'amitié, qui donc l'est parmi vous ? Oh ! Pauvres que vous êtes, vous autres hommes, et qu'avare est votre âme ! Si riche don qu'à votre ami fassiez, encore à mon ennemi je veux le faire et pour autant ne veux m'être appauvri " (Nietzsche, 1971, p. 70).
Toutefois, la double exclusion du féminin est radicalement renversée dans les écrits sartriens. Avec les femmes seulement, l'écrivain s'avère capable d'exercer de nouvelles formes de sociabilité, renouvelant, de la sorte, les rapports sociaux stéréotypés :
" Je n'ai de plaisir qu'à la compagnie des femmes, je n'ai d'estime, de tendresse, d'amitié que pour des femmes. Je ne mettrais pas un pied devant l'autre pour voir Faulkner, mais je ferais un long voyage pour faire la connaissance de Rosamond Lehmann " (Sartre, CDG, p. 523).
Dans les drames, les romans, les lettres, les confidences, une foule féminine traverse la vie pour intégrer l'univers d'écrits sartriens. La condition pour que les hommes puissent également postuler une participation effective dans les rapports d'amitié de l'écrivain est qu'ils possèdent des caractéristiques du " féminin " :
" je ne conçois pas, pour ma part, la tendresse dans mes rapports avec les hommes. Encore n'ai-je eu d'amitiés qu'avec ce que j'appellerai des hommes-femmes, une espèce fort rare sur les autres [...] par mille richesses intimes que le commun des hommes ignore " (Sartre, CDG, p. 518-519).
Elevé dans une ambiance de femmes, le narrateur des Mots se réfère au mécontentement que ce fait éveillait chez Karl :
" c'étaient des intruses et mon grand-père ne cachait pas qu'elles faisaient l'objet d'un culte mineur, exclusivement féminin " (Sartre, M, p. 37).
L'affrontement de Karl saurait justifier, en partie, l'identité qui rattache l'écrivain à l'univers féminin. La résistance au beau-père, cependant, semble constituer le composant le plus significatif dans cette prise de position :
Mon beau-père eut un mot qui me marqua au fer rouge: "il est comme moi [...] il ne saura jamais parler aux femmes". [...] Je ne suis pas sûr que ce mot ne soit pas une des grandes causes de toutes ces conversations que j'ai sottement perdues à débiter des mignardises, plus tard, pour me prouver, en somme, que je savais parler aux femmes (Sartre, CDG, p. 509).
L'insertion dans le milieu féminin s'avère donc décisive dans la définition des écrits sartriens. Lors de la présentation des Carnets de la drôle de guerre, Arlette Elkaïm-Sartre, la fille adoptive de l'écrivain, signale que le passage de l'espace féminin vers le masculin a été déterminant dans les expériences de guerre de son père :
" jeté soudain dans un monde d'hommes de divers horizons, lui qui, depuis la fin de ses études, vivait entouré de femmes, somme toute, aimantes et déjà admiratives, il découvre qu'il ne sait pas se comporter en milieu masculin " (Sartre, CDG, p. 11).
Cette interprétation est d'ailleurs cautionnée par le rapport du soldat Sartre:
" je suis parti pour la guerre avec l'idée d'être un homme parmi les hommes, alors que je viens de vivre dix ans de ma vie parmi les femmes " (Sartre, CDG, p. 177).
S'étant toujours prononcé en faveur des minorités, notamment pour les noirs dans Orphée noir et pour les juifs dans Réflexions sur la question juive, Sartre répond à Simone de Beauvoir, qui lui reproche de ne s'être jamais manifesté sur le thème des femmes :
Je pense que c'est venu de mon enfance. Dans mon enfance j'ai toujours été surtout entouré de femmes; ma grand-mère, ma mère s'occupaient beaucoup de moi; et puis j'étais entouré de petites filles. De sorte que c'était un peu mon milieu naturel, les filles et les femmes, et j'ai toujours pensé qu'il y avait en moi une sorte de femme (Sartre, S10, p. 116).
Dans Les mots, la difficulté de Sartre d'accepter la distinction entre les sexes serait à nouveau mise en lumière : " j'aurais le sexe des anges, indéterminé mais féminin sur les bords " (Sartre, M, p. 86).
Dans Autoportrait à soixante-dix ans, interrogé par Michel Contat sur l'aptitude solitaire qui figure implicite dans sa déclaration " j'ai la passion de comprendre les hommes ", Sartre clôt cette discussion lorsqu'il affirme :
" solitaire. Oui. Remarquez que je suis entouré des gens, mais ce sont des femmes. Il y a plusieurs femmes dans ma vie, Simone de Beauvoir étant l'unique, d'une certaine façon, mais il y a plusieurs " (Sartre, S10, p. 163-164).
De ses rapports avec les femmes dérivent plusieurs expériences susceptibles de permettre à Sartre de développer ses présupposés philosophiques :
Mes rapports aux femmes ont toujours été au mieux parce que le rapport sexuel proprement dit permet plus facilement que l'objectif et le subjectif soient ensemble donnés. Les relations avec une femme […] sont plus riches. D'abord il y a un langage qui n'est pas la parole, qui est le langage des mains, le langage des visages […] quand il s'agit d'un rapport amoureux, avec une femme, la totalité de ce qu'on est est là (Sartre, S10, p. 197).
L'admiration sartrienne pour les femmes se faufile également dans la fiction (auto)biographique, traversant les réminiscences du narrateur de Les mots:
J'aime et respecte, pourtant, l'humble et tenace fidélité que certains gens - des femmes surtout - gardent à leurs goûts, à leurs désirs, à leurs anciennes entreprises, aux fêtes disparues, j'admire la volonté de rester les mêmes au milieu du changement, de sauver leur mémoire, d'emporter dans la mort une première poupée, une dent de lait, un premier amour (Sartre, M, p. 193-194).
Pour la problématique de la philía, comme " figure " et comme " lieu ", il est important le rachat de la femme qui se place en égalité de conditions avec l'homme : " ce que j'ai toujours cherché dans une femme, c'est un égal " (5). Avec Simone de Beauvoir ce rapport d'égalité serait développé d'une façon pragmatique : " ce qui est unique entre Simone de Beauvoir et moi, c'est ce rapport d'égalité " (Sartre, S10, p. 190).
Même dans cette reconnaissance de " l'égale ", capable d'exercer son droit de réciprocité relationnelle, dans la dynamique de l'amitié, ni l'altérité radicale du sujet, ni les affrontements, ni les pratiques " agonistiques " ne sont supprimées. Dans sa correspondance, Sartre définit Simone comme son " petit juge " :
" Mais, enfin, vous mon petit juge, je voudrais bien connaître votre avis plus qu'à tout au monde, étrillez-moi bien si je le mérite, je vous prie. Je ne vous demande pas l'absolution, mais de bien réfléchir […] ce sera un verdict " (Sartre, LC2, p. 92).
Dans ses rapports affectifs, Sartre semble alors évoquer le célèbre exemple des boxeurs qui " réextériorisent par les coups qu'ils se portent l'ensemble des tensions, des luttes ouvertes ou larvées qui caractérisent le régime où nous vivons et qui nous ont faits violents jusque dans le moindre de nos désirs, jusque dans la plus douce de nos caresses " (Sartre, CRD2, p. 36).
Lorsqu'il répond au questionnement de Michel Contat :
" vous êtes aussi sévère pour elle qu'elle l'est pour vous? ", cette perspective est cautionnée par l'écrivain : " absolument, le maximum de sévérité. Ça n'a pas de sens de faire des critiques qui ne soient pas très sévères quand on a la chance d'aimer celui ou celle que l'on critique " (Sartre, S10, p. 191).
Cette résistance s'insinue, de façon récurrente, dans les rapports sartriens de l'amitié, ne se bornant pas à la dimension strictement féminine :
M.C: - Ce qui me frappe aussi depuis que je vous connais c'est que, quand vous parlez de vos amis vous avez assez souvent la dent dure…
J-PS: - Parce que je sais comment ils sont! Et comment je suis! Je pourrais avoir également la dent dure pour moi (Sartre, S10, p. 197).
Le conflit " agonistique " annoncé par Sartre se manifeste, à l'état embryonnaire, dans les expériences vécues avec les camarades d'école : " par austérité protestante de justicier, j'avais adopté une pensée tranchante et dure. […] Cette dureté allait de pair avec les violences que j'exerçais sur mes camarades d'école " (Sartre, CDG, p. 286).
Métaphore de l' "ouvert ", l'amitié symbolise une " ouverture " vers la nouveauté, l'expérimentation et la construction de nouvelles formes de rapport et de sociabilité. Cette interprétation est corroborée par Sartre qui reconnaît l'aspect " innovateur " passible d'être attribué à l'amitié :
" ce que m'apportait l'amitié c'était bien plus que de l'affection [...] un monde fédératif où nous mettions en commun, mon ami et moi, toutes nos valeurs, toutes nos pensées et tous nos goûts. Et ce monde était renouvelé par une invention constante " (Sartre, CDG, p. 510).
Simone de Beauvoir intègre, elle aussi, cet univers d'amitiés : " le Castor a été aussi mon ami et l'est encore " (Sartre, CDG, p. 510). Ne se fondant pas sur les formes traditionnelles de constitution de la famille - telles que le mariage pour la procréation ou l'établissement de liens civils juridiques - le rapport Sartre-Beauvoir se présente comme un modèle alternatif aux formules conventionnelles consolidées par la société. Cette innovation sociale est nommée par Sartre "le construit": " Notre foi commune du construit était ébranlée par l'histoire Kosakiewicz " (Sartre, CDG, p. 288).
Le " construit " s'inscrit sous le signe de l'union illégitime, morganatique, développée avec Simone le long de dix ans et renouvelée pour une égale période, dans une lettre envoyée au Castor :
" Mon amour, mon charmant Castor […] quand vous recevez cette lettre il y aura tout juste dix ans que nous serons mariés morganatiquement et pour la première fois […] je renouvelle tout de suite le bail pour dix ans " (Sartre, LC1, p. 336).
Ce mode de rapport est représentatif de la problématique de la philía, dans la mesure où l' "amitié " possède un caractère transgressif et marginal, auquel se rapporte Ortega lorsqu'il affirme :
" l'amitié représente une possibilité de constituer la communauté et la société à un niveau individuel et à partir d'un type de rapport libre et non institutionnel " (Ortega, 1999, p. 171).
Le célibat constitue un composant significatif dans " les pratiques de l'amitié " : " le type qui caractérise le mieux notre époque est le célibataire, apte à cultiver l'intensification de son réseau d'amitiés " (Ortega, 1999, p. 156).
Remettant radicalement en question l'équilibre " agonistique " développé dans le " construit ", seuls de " puissants motifs " seraient à même d'ébranler les résistances de cette architecture solide, comme l'affirme Simone Beauvoir :
L'idée de nous marier ne nous avait pas effleurés. Par principe elle nous offusquait. […] Notre anarchisme était aussi bon teint et aussi agressif que celui des libertaires; ils nous incitaient, comme eux, à refuser l'ingérence de la société dans nos affaires privées. Nous étions hostiles aux institutions parce que la liberté s'y aliène, et hostiles à la bourgeoisie d'où elles émanaient: il nous paraissait normal d'accorder notre conduite à nos convictions. Le célibat pour nous allait de soi. Seuls de puissants motifs auraient pu nous décider à plier devant des conventions qui nous répugnaient (Beauvoir, 1960, p. 91).
L'allusion à " l'histoire Kosakiewicz " démontre jusqu'à quel point le couple Sartre-Beauvoir pousse au paroxysme sa proposition d'innovation relationnelle. Au moment où il rédige son journal de guerre, ce nom se réfère à la fois à un rapport passé (Olga) et présent (Wanda) de l'écrivain.
Comptant sur l'assentiment de Simone, avec les deux sœurs, successivement, Sartre aurait développé des expérimentations affectives et érotiques. Presque quatre décades plus tard, interrogé sur la possibilité de borner ses rapports affectifs à une seule femme, l'écrivain évoquerait cet épisode, dans l'interview accordée à Catherine Chaine: " dès l'origine, j'ai été polygame. J'ai toujours pensé que ma vie sexuelle serait multiple " (6).
Ratifiant l'aspect innovateur de l' "amitié ", Simone de Beauvoir fait ressortir cette expérimentation :
" Au lieu d'un couple, nous serions désormais un trio. Nous pensions que les rapports humains sont perpétuellement à inventer, qu' a priori, aucune forme n'est privilégiée, aucune impossible : celle-ci nous parut s'imposer " (Beauvoir, 1960, p. 224).
Dans le premier carnet, le soldat remémore également sa vie triple : " ma vie en partie triple me paraissait anormale et j'avais cette étrange impression 'passe pour un an, mais la guerre mettra ordre à cela' " (Sartre, CDG, p. 62). La liaison avec Olga s'étant déjà achevée, Sartre se rapporte à deux autres relations maintenues simultanément avec Simone : Wanda Kosakiewicz e Bianca B. - en réalité Louise Védrine, une ancienne étudiante de Simone.
Dans le chapitre " Sartre et les femmes: un amour nommé Castor ", Bernard-Henri Lévy a trait aux facteurs qui auraient fait passer sous silence, pendant tant d'années, la bisexualité du Castor :
La sexualité du Castor, par exemple ... Zaza... Olga ... Nathalie Sorokine, dite Lise ... comment a-t-elle pu la faire passer au travers de tous les filets tendus par la police littéraire ? pour garder ainsi son secret, pour réussir là où Aragon a échoué, ne lui a-t-il pas fallu bénéficier d'une complicité haut placée, et tout près - celle de Sartre, son conjuré ? (Lévy, 2000, p. 26).
Pour Serge Doubrovsky (7), comme le nom lui-même l'indique, le " Castor " est " la femme au masculin ". Cette lecture justifierait le " vouvoiement " sartrien dans les lettres adressées à Simone de Beauvoir, par opposition au " tutoiement " dirigé aux autres femmes, toujours évoquées au féminin. Dans son étude sur ce qu'il considère constituer le phénomène de " castorisation " de Sartre, Alain Buisine remarque que, pour une seule fois, l'écrivain décline le nom du Castor au féminin : " petite Castore " (8).
Dans ce sens, je comprends que la " double exclusion du féminin " soit renversée chez Sartre, dans la mesure où l'écrivain ne se borne pas à démontrer à outrance son amitié pour les femmes. Il accepte, par ailleurs, les expérimentations pratiques de l'amitié entre les femmes. Si cette " amitié " ne constitue pas un thème constant dans la fiction sartrienne, elle n'a pas pour autant été négligée.
Personnage d'une sexualité hésitante, Ivich désire les femmes et les adolescentes : " je crois que je deviens pédéraste, dit-elle " (Sartre, OR, p. 472), finissant par admettre : " il y a des moments où je voudrais être un type " (Sartre, OR, p. 457). Avant que l'esquisse de son profil viril ne soit anéantie, Marcelle est dépeinte comme : " une jeune fille maigre et coiffée en garçon qui riait d'un air dur et timide. Elle portait un veston d'homme et des souliers à talons plats " (Sartre, OR, p. 396). Personnage de Huis clos, Inès est éternisée par la mort en tant que lesbienne, etc.
Par le biais de sa forte liaison avec les femmes, Sartre essayerait encore de dépasser le grand trauma de son existence - la découverte de la laideur physique :
" Dès cette époque je liais - et ce fut peut-être ce qu'il y avait de plus profond dans mon désir d'écrire - l'art et l'amour de telle sorte qu'il me semblait impossible d'obtenir l'affection de [ces] petites filles autrement que par mes talents de comédien et de conteur " (Sartre, CDG, p. 503).
Les armes dont cet aventurier-écrivain se sert pour plonger dans le jeu de séduction, ce sont les mots et l'imagination :
" j'eusse détesté qu'on m'aimât pour ma figure ou mon charme physique, il fallait qu'on fût séduit par le charme de mes inventions, de mes comédies, de mes discours, de mes poèmes et qu'on vînt à m'aimer à partir de là " (Sartre, CDG, p. 503-504).
Le pouvoir séducteur de ce Don Juan lettré " c'était encore une manière de reconnaître la supériorité des valeurs spirituelles que de rêver ainsi d'être un Don Juan lettré, tombant les femmes par le pouvoir de sa bouche d'or " (Sartre, CDG, p. 505) vise à combler de beauté un monde marqué par la laideur :
" je ne sais si, un temps, je n'ai recherché la compagnie des femmes pour me décharger du poids de ma laideur. En les regardant, en m'appliquant à faire naître sur leurs visages un air animé et heureux, je me perdais en elles et je m'oubliais " (Sartre, CDG, p. 525).
La maîtrise des mots et la force du verbe constituent la pierre de touche qui fait mouvoir l'engrenage magique de la séduction:
" j'étais parti bien décidé à connaître l'amour des Allemandes mais j'ai compris au bout de peu de temps que je ne savais pas assez d'allemand pour converser. Ainsi démuni de mon arme, je demeurai tout stupide et n'osai rien tenter; je dus me rabattre sur une française " (Sartre, CDG, p. 528).
A l'instar de ce qui se passe dans la construction esthétique, l'écrivain souhaite extraire de ses rapports avec les femmes, le beau, le sublime, ayant pour but de vaincre le tragique qui lui a été imposé par le laid, le sinistre, le lugubre. Transformer le mythe de la Belle et la Bête, de Cyrano de Bergerac : " j'aimais ce conte la Belle et la Bête "; " Cyrano représentait pour moi à cette époque le type de l'amant parfait "(9) (Sartre, CDG, p. 504), en une toile parfaite, bâtie en fonction de son talent d'écrivain :
" au fond ce que j'ai toujours désiré passionnément […] c'est d'être au centre d'un événement beau […] dont je sois l'acteur principal […] comme le peintre est l'auteur de son tableau " (Sartre, CDG, p. 526).
Aussi, le salut de " l'homme " Sartre serait-il appuyé sur la réalisation esthétique. Si d'un côté le narrateur de Les mots reconnaît que " la culture ne sauve rien ni personne ", elle est en quelque sorte ce " produit de l'homme ", dans lequel " il [se] projette, [se] reconnaît. Seul ce miroir critique lui offre son image " (Sartre, M, p. 205). Comme une chrysalide, par la parfaite maîtrise verbale, le " glorifié " héros de Les mots pourrait opérer la métamorphose de son corps de " crapaud " : " on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud " (Sartre, M, p. 87), en un beau spécimen. Ce n'est pas par hasard que, élaboré l'année suivante à celle de la découverte de la laideur physique, son premier roman d'aventures s'intitule : " Pour un papillon " (Sartre, CDG, p. 370).
Quoique la prise de conscience de la laideur physique ait eu lieu à l'âge de 12 ans " je ne l'appris qu'à douze ans brutalement ", le narrateur de Les mots éclaircit qu'âgé de sept ans, amené chez le coiffeur par son grand-père qui lui a fait couper ses " belles anglaises ", il a connu sa laideur. Le récit du soldat Sartre situe la première expérience littéraire de l'écrivain en 1913, par conséquent, dans l'année postérieure à la transformation de " l'enfant merveilleux " en " crapaud ".
Dans ce sensuel jeu de beauté et de séduction, le conflit, les disputes et la dissension ne sont pas négligés. Ce qui compte en effet c'est le jeu : " ce qui me charmait avant tout, c'était l'entreprise de séduction. Une fois la femme séduite, je l'abandonnais à son sort. Et déjà j'envisageais pour le héros des entreprises de séduction nouvelles " (Sartre, CDG, p. 505).
Bref, la façon par laquelle Sartre revitalise le " lieu du féminin ", soit dans l'explicitation de l'égalité en vigueur dans ses rapports avec le Castor, soit dans l'adoption de nouvelles formules relationnelles - le célibat, le construit, le trio - nous annonce les forts liens d' "amitié " qui y sont impliqués. S'insinuant dans ses souvenirs de guerre, traversant parfois le tissu fictionnel et s'explicitant en outre dans la série d'interviews sartriennes sur la matière, ce rachat récupère la position de Sartre sur l'importance du rôle attribué aux femmes dans son parcours d'écrivain.
Aussi, par la problématique de la philía, quelques éléments récurrents dans l'œuvre sartrienne peuvent-ils être justifiés, comme l'enrichissement de sa fiction par la transfiguration de personnages féminins qui traversent sa vie et l'assomption de la qualité d'esthète par un artiste des lettres.
1. Cf. NIETZSCHE, F. Aphorisme 376: "Des amis" (1988a) p. 242-243. Testo ^
2. NIETZSCHE, F. Aphorisme 241: "La bonne amitié" (1988b) p. 122. Testo ^
3. Comme le démontre la longue série de séminaires derridiens consacrée aux thèmes suivants: Nation, nationalité, nationalisme (1983-84); Nomos, Logos, Topos (1984-85), Le théologico-politique (1985-86), Kant, le juif allemand (1986-87), Manger l'autre (Rhétoriques du cannibalisme) (1987-88), Question de responsabilité, à travers l'expérience du secret et du témoignage (1989-93), Question de responsabilité, le parjure et le pardon. La peine de mort (2000-2001). Testo ^
4. Il s'agit d'une interview accordée à Robert Maggiori et publiée dans Le cahier livres de Libération. Jeudi, le 24 novembre (1994) p.1-3. Testo ^
5. Cf. SARTRE, J-P. "Jean-Paul Sartre et les femmes", interview accordée par Sartre à Catherine Chaine, Le Nouvel Observateur, 31 janvier 1977, p. 76. Testo ^
6. Cf. SARTRE, J-P. "Jean-Paul Sartre et les femmes", op. cit. p. 76. Testo ^
7. Cf. DOUBROVSKY, S. "Sartre: retouches à un autoportrait" in BURGELIN, C. (1986) p. 128-129. Cf. Testo ^
8. BUISINE, A. "Ici Sartre", Revue des Sciences Humaines, no 195, p. 195. Pour cette référence au Castor, cf. SARTRE, J-P. (LC2) p. 336. Testo ^
9. Dans Les mots, Cyrano serait également référé: "Huit ans avant ma naissance, Cyrano de Bergerac avait éclaté comme une fanfarre de pantalons rouge" (Sartre, M, p. 97). Testo ^
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Références bibliographiques
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La force de l'âge. Paris: Gallimard, 1960
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CONTAT, Michet et alii
Pourquoi et comment Sartre a écrit "Les mots". Paris: Presses Universitaires de France, 1996
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Politiques de l'amitié. Paris: Galilée, 1994
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Ainsi parlait Zarathoustra in Œuvres Philosophiques complètes. Paris: Gallimard, 1971
Humain trop humain 1 in Œuvres Philosophiques complètes. Paris: Gallimard, 1988a
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Amizade e estética da existência em Foucault. Rio de Janeiro: Edições Graal Ltda, 1999
Para uma política da amizade: Arendt, Derrida, Foucault. Rio de Janeiro: Relume Dumará, 2000
SARTRE, Jean-Paul
Les carnets de la drôle de guerre. Paris: Gallimard, 1995
Critique de la raison dialectique - Tome I: théorie des ensembles pratiques. Paris: Gallimard, 1960
Critique de la raison dialectique - Tome II: intelligibilité de l'histoire. Paris: Gallimard, 1985
Les mots. Paris: Gallimard, 1964
Lettres au Castor et à quelques autres. Paris: Gallimard, 1983
Œuvres romanesques. Edition établie par Michel Contat et Michel Rybalka. Paris: Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1981
Situations X - politique et autobiographie. Paris: Gallimard, 1976.
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