Colloque international
15 e 16 ottobre 2021
Université Paris Nanterre
Bâtiment W (Max Weber)
15 octobre : salle séminaire 2
16 octobre : salle des conférences
Colloque organisé par Elisa Reato (Sophiapol) et Hadi Rizk (Lycée Henri-IV)
Ce colloque envisage d’étudier les travaux de Sartre sur la question morale, de la conclusion (II, perspectives morales) de l’Être et le Néant (EN) aux manuscrits préparatoires des conférences (annulées), qui étaient prévues pour le début de 1965, à l’Université Cornell aux États-Unis. Les textes publiés après la mort du philosophe, sous le titre de Cahiers pour une morale (CM), forment un vaste champ de recherches où se traite la série de problèmes soulevés à la fin de l’EN. Si le pour-soi, en effet, est libre projet de ses possibles et s’il fait exister, dans l’angoisse, les valeurs — toute valeur tire son droit à l’existence d’une exigence d’être, qui vient du manque de son propre être, constitutif du pour-soi —, c’est néanmoins à l’horizon de l’ens causa sui que se profile l’unité de tous les choix possibles. Qu’advient-il à la liberté, dans ces conditions, si elle se défait de la réflexion complice et se ressaisit comme irréductible distance à soi, qui ne peut se rassembler dans un être-en-soi ? Que peut impliquer pour la liberté « de se vouloir elle-même comme son propre possible et sa valeur déterminante » ?
Sartre n’oppose pas une nature humaine imparfaite à un idéal moral transcendant : la liberté ne pouvant trouver dans les valeurs morales une justification, elle doit assumer jusqu’au bout sa non-coïncidence avec elle-même. La facticité définit cependant une condition humaine : le rapport à soi et aux autres, ce que l’on fait et ce que l’on pense, tous les phénomènes d’une existence humaine, forment une question morale en exercice. Déjà, dans les Carnets de la drôle de guerre, Sartre se souciait d’une « morale du faire », qui sache embrasser les dimensions historique et sociale de l’époque. Chacun est embarqué de fait et, en même temps, il doit s’engager. La gratuité réfléchie, voulue, ayant à être voulue comme nécessaire, annonce une aventure que rien ne garantit à l’avance : l’action en cours de réalisation perpétue la mise en question de soi, face au monde et face aux autres, en effaçant le moi et les valeurs au profit des phénomènes que la subjectivité dévoile. La conversion fait ainsi passer la contingence à l’absolu et délivre de l’illusion des valeurs comme des arrière-mondes de l’Histoire, passée ou à venir : « Une contingence absolue qui n’a que soi pour se justifier par assomption et qui ne peut s’assumer qu’à l’intérieur de soi sans que jamais le projet justifié à l’intérieur puisse à partir de là se faire justifier par d’autres dans sa subjectivité (nous verrons qu’il peut y avoir justification par d’autres de l’entreprise comme objet, à condition qu’ils la réassument) et qui ne se justifie qu’en risquant de se perdre (CM, p. 498) ».
Dans les CM, Sartre a commencé à transformer le problème hérité de la conclusion de l’EN, en recherchant les conditions politiques et historiques de la réflexion pure. D’une part, l’action s’affirme comme délivrée du projet d’être et de l’idole sanglante du Moi ; elle devient création de ce qui est, par une liberté qui invente le monde et en fait don à d’autres libertés. Mais, d’autre part, la notion de situation s’approfondit en compréhension ontologique du besoin, de la praxis et de la lutte : la politique et l’Histoire décrivent, dans le droit fil d’une interrogation ontologique, les conditions d’intelligibilité de l’antagonisme entre les individus. En effet, il appartient à l’Histoire de montrer comment la liberté se mue en servitude, la réciprocité en violence du contre-homme et en lutte contre ce dernier. L’Histoire récrée, par conséquent, les conditions de l’universalité morale, à condition de vivre le conflit : c’est en elle, dans une compréhension de l’existence qui s’étaie sur le besoin, que s’invente inconditionnellement l’humain, dans une époque déterminée.
Après le changement de terrain effectué par la Critique de la raison dialectique, Sartre revient sur le problème de la morale. Il y eut d’abord la conférence importante sur la subjectivité, en mars 1961, à l’Institut Gramsci de Rome. Cette conférence a étudié le rôle du vécu et du non savoir, au sein de la totalisation singulière que réalise la praxis individuelle : le temps historique, la transformation des contradictions en antagonismes vivants, ainsi que de la réalité de l’avenir comme motif du dépassement, font l’objet d’une compréhension centrée sur la dialectique de la subjectivité, qui est intériorisation de l’extérieur et réextériorisation de l’intérieur. Dans la deuxième conférence de Rome, en 1964 sur morale et histoire, ainsi que dans les textes destinés à l’Université Cornell, Sartre rejette la tentative d’accommoder faussement les conditionnements en extériorité avec un maintien résiduel de la morale, à travers l’énoncé des « valeurs » à privilégier. Il fait une critique à peine voilée de l’invocation de la morale, par certains marxistes, pour condamner les déviations de Staline, en soulignant que ce rappel moral reste tributaire d’une conception fonctionnelle et mécanique de faits sociaux. Sartre révoque une telle approche, qu’il juge éculée, marquant un idéalisme caduc et sans force, au service d’un humanisme des valeurs et des fins éternelles. Il propose, au contraire, un renversement de perspective : partir du fait normatif, en tant que tel, qu’il définit comme le caractère inconditionnel du possible. Le normatif s’inscrit dans la temporalisation de l’existence, ainsi que dans l’impossibilité de l’impossibilité de vivre, présente au cœur même de la praxis de sauvegarde de l’organisme, qui a été mise en évidence par la Critique de la raison dialectique.
Le fait normatif prend tout son sens étant donné qu’il est partout et qu’il se trouve constituer la condition d’effectivité de toutes sortes de prescriptions, qu’il s’agisse des mœurs et des usages, des impératifs institutionnels et juridiques, des valeurs structurant le commandement, l’exigence et le devoir. Les obligations, par exemple, ne doivent pas plus être considérées comme de pures expressions de la raison pratique que comme des contraintes intériorisées en devoirs. C’est, au contraire, l’assujettissement qui requiert la subjectivation et le choix, en même temps que l’appel au possible inconditionnel, pour pouvoir se réaliser. Par conséquent, les textes de Sartre déploient une recherche sur le temps social, temps des échanges et des promesses, sur le statut des impératifs, des valeurs et des prescriptions, sur la signification syncrétique des objets sociaux, dans lesquels l’exigence présente le caractère mixte du dépassement et de l’inertie. Mais le normatif est à son tour soumis à une investigation dialectique, visant à éclairer ses limitations, altérations, voire retournements, par le système dans lequel il s’inscrit et qu’il contribue à réaliser. En effet, l’avenir normatif est extérieur au système qu’il dépasse et il se trouve en même temps intérieur à ce même système qui l’enferme dans l’avenir de sa propre reproduction. L’impératif dit répétitif, devenu une habitude, est un impératif qui, en un même mouvement, sauve l’homme de lui-même et l’enferme dans un avenir empoisonné, aliéné au système qu’il dépasse vers son fonctionnement systématique. Une structure ne va pas sans l’autre. C’est pourquoi l’analyse s’attache spécialement à la manière dont les valeurs reproduisent les contradictions : réaliser l’humain, mais en accomplissant l’homme requis par une organisation sociale déterminée, qui vise sa propre persévérance. La contradiction interne aux valeurs, ainsi que la contradiction entre les valeurs permettent-elles d’établir un lien entre le normatif et l’émancipation ? Et la morale peut-elle être déclinée historiquement tout en s’affirmant comme autonomie de la réalité humaine en question dans son être ? Ce sont ces questions que ce colloque devra essayer d’élucider.